Tout le monde connaît LIP. Leurs montres étaient fiables, robustes et faciles à réparer. Les designs novateurs, audacieux et avant-gardistes. Entre la Match 2000, dessinée par Roger Tallon et la LIP « stop », avec le disque de parcmètre qui tournait dans un guichet, cette firme fût plus qu’une marque, c’était LA marque.
17 Avril 1973
Le PDG, Jacques Saint-Esprit démissionne. Cela fait suite à de nombreuses tentatives de redresser la marque, très affaiblie par la concurrence des montres Japonaises à bas prix. Au milieu des années 60, déjà, Fred Lip avait vendu 33% des parts de sa société familiale à « Ébauches SA« , une société Suisse qui sera le socle du futur Swatch Group. Cette ouverture du capital permit de développer le premier mouvement quartz français et de tenir l’entreprise à flots pendant presque 10 ans. Mais la crise était trop profonde et la marque déposa le bilan à la suite du départ de son PDG.
L’usine de Besançon va alors devenir le décor d’une lutte qui va se propager bien au delà des frontières du Doubs.
Au fil des derniers jours d’avril, les ouvriers et ouvrières restent à leur poste. Les O.S., par exemple, montent les aiguilles des 500 000 montres produites chaque année, soit plus d’un million d’aiguilles, chassées avec minutie. Un autre département de l’usine fabrique du matériel militaire ou des pièces pour les satellites. LIP c’est 1300 salariés, dont une majorité de femmes. Autant de destins aux mains du principal actionnaire : le Suisse « Ébauches SA ».
Cadence ralentie
Le 12 juin, une réunion avec les administrateurs tourne mal. Un ouvrier arrache la sacoche des mains de l’un d’entre eux. Le pot aux roses se cache à l’intérieur. Les documents volés recèlent de pépites. De bien tristes pépites. En gros : les Suisses ont décidés de ne garder que l’horlogerie et de fermer le reste. Un autre site, celui situé à Ornans, qui fabrique des machines outils, se met immédiatement en grève. Des ouvriers horlogers, ne sont gardés que ceux qui font le montage. Ils assembleront des montres LIP mais avec des pièces venues de Suisse. La marque, mondialement connue, et extrêmement bien implantée nationalement, servira à écouler des mouvements et pièces suisses.
A Besançon, on essaye de trouver un consensus. Entre les partisans de la grève et ceux qui, financièrement, ne peuvent pas se permettre de s’arrêter, un accord est conclu : les cadences de productions vont être ralenties. Le bras de fer commence.
Les ouvrières, les O.S., qui travaillent ici depuis plus de vingt ans pour certaine, et répètent des gestes devenus réflexes, se demandent bien comment on fait pour ralentir un réflexe. La solution est de s’arrêter deux ou trois heures par jour. Les heures libres sont utilisées à alerter la population de Besançon, leur expliquant que les commerçants, les sous-traitants et tout l’écosystème de cette préfecture sera touché par la fermeture de LIP.
Le 26 Avril, les administrateurs déclarent que tout peut arriver à présent, qu’ils ne garantissent ni emplois, ni le maintient de l’intégrité de l’entreprise et que sacrifier du personnel sera nécessaire. Ce message amplifie la mobilisation. Les lettres, adressées aux salariés, leur recommandant de travailler sans broncher, finiront calcinées au fond des braséros à l’entrée de l’usine.
Séquestration et matraquage
Quelques jours plus tard, lors d’une réunion qui va confirmer le démantèlement et les licenciements, les choses tournent mal et les ouvriers séquestrent les administrateurs venus en faire l’annonce. Des documents sont alors trouvés dans un bureau. Confidentiels, ces papiers. Bien sûr. Ils seront lus en direct à l’antenne de l’ORTF, le soir même. Ils ont été rédigés avec une syntaxe méprisante, les mots utilisés sont moches. Il faut « dégager », « larguer » le personnel. Des CRS sont dépêchés dans les bureaux de LIP pour délivrer les administrateurs. S’ensuit une bataille rangée. Les matraques auront raison.
Encore sonnés par les annonces de la direction et par les coups des policiers, le petit groupe d’employés décide de voler le stock de montres présent dans l’usine et de le mettre, au frais, dans des caches. Un monastère de la région en fait partie.
A ce moment de l’histoire, chacun se demande comment on en est arrivé là. Les administrateurs ne voient pas d’autres solutions viables économiquement que des licenciements, pour que LIP continue d’exister. Et les employés, ne comprennent pas pourquoi les matraques de la République les ont empêchés de se défendre. Ce n’est pas la dernière fois qu’ils verront les CRS de près.
Trois jours après, une manifestation rassemble 12 000 personnes dans les rues de Besançon. La colère est grande, la réponse des pouvoirs publics aussi. Journalistes, sympathisants et ouvriers, venus en famille, se retrouvent coincés entre les boucliers et les matraques. L’injustice de la situation et les gaz lacrymogènes ont fait couler bien des larmes ce jour là.
LIP vivra
La coupe est pleine. Des salariés ont déjà reçu leur lettre de licenciement. Les montres, volées quelques jours plus tôt, vont être au cœur des négociations. Elles vont servir d’otages, et de trésor de guerre.
A l’unanimité, le 18 juin, est votée l’autogestion. Les LIP repartent au travail mais pour leur propre compte. C’est du jamais vu dans l’histoire de France. C’est aussi complètement illégal. Leur slogan, affiché en gros sur l’usine de Besançon, est : « C’EST POSSIBLE, ON FABRIQUE, ON VEND, ON SE PAIE ».
La production des montres reprend. Chaque travailleur choisit son rythme et son poste. Plus d’ordres ni de cadences. Cultiver la polyvalence de l’être humain ? Si, ça marche !!! Vraiment. Même si les ouvriers ont peur ; Ils enfreignent la loi, l’ambiance est bonne en cet été 1973. Mais ils ne sont pas les seuls à être hors la loi, les acheteurs qui se pressent, par solidarité, en quette de la bonne affaire ou par curiosité, sont des receleurs du produit d’un vol. Chacun le sait.
C’est la liberté, l’été, une parenthèse dans la vie des ces travailleurs.
Les anciennes, les « tricoteuses » comme les appellent affectueusement les jeunes horlogers, accueillent des ouvriers d’autres entreprises, des lycéens, des journalistes, des curieux et racontent l’histoire de cette société qui leur appartient à elle aussi. 40 ans passés dans cette usine. Une vie, et bien d’autres, racontées par ces femmes qui ont participé à la réputation de cette grande marque horlogère. Car si le produit est si fiable, c’est parce que leur travail l’a été aussi.
Des commandes arrivent de la France entière, de la part de particuliers ou de comités d’entreprises solidaires. Les ouvrières se transforment en standardistes, en caristes, en expéditeurs. La polyvalence !
La C.F.D.T. a mandaté un cabinet d’experts indépendants pour analyser les documents trouvés dans les bureaux de la direction. Les premières conclusions démontrent que la politique de la société Suisse « Ebauches SA » était destructrice et préméditée. Les documents révèlent un pillage systématique et bien orchestré. Les Suisses devaient voir d’un très mauvais œil ce fleuron de l’horlogerie, qui produisait des montres aussi bonnes, voir meilleures, que les leurs. Alors, pour regagner les parts de marché perdues, le bon vieux cheval de Troie fût d’une efficacité diabolique.
C’est Charles Piaget, responsable C.F.D.T de l’usine qui mène les négociations avec Henri Giraud, le médiateur nommé par le gouvernement. Et il ne lâche rien. Mais toutes les propositions comprennent des licenciements. C’est l’impasse.
La marche sur Besançon
Le 14 août, les CRS et gardes mobiles envahissent l’usine, mettant ainsi un terme à l’autogestion et aux rêves utopiques nés avec elle. Les employés de Kelton (autre marque horlogère française fabriquée à Besançon) rejoignent les LIP et essayent de reprendre l’usine par la force. A la fin, c’est toujours les matraques qui gagent.
Mais l’opinion publique est avec les LIP et bien des usines débrayent par solidarité. Des ouvriers de toute la France se retrouvent à Besançon, le 29 septembre 1973, pour défiler et accompagner le combat de leurs camarades. Des mineurs du Nord, la régie Renault (Renault débraye) et même des jeunes appelés, en plein service militaire, envahissent les rues de la capitale du Doubs. Sous la pluie, le cortège avance, dernier vestige des grèves de Mai 68. Ils sont 100 000.
Les CRS resterons dans l’usine jusqu’en février 1974.
LIP, LIP, LIP, Houra
Les négociations sont au point mort, le premier ministre, Pierre Messmer, lui même, met de l’huile sur le feu, en déclarant devant l’Assemblée Nationnale : « LIP, c’est fini ». Mais plusieurs chefs d’entreprises s’activent pour trouver une issue à la crise. Ainsi, Claude Neuschwander, numéro 2 de Publicis, part dans le Doubs pour négocier avec les ouvriers, syndicats, fournisseurs et d’éventuels nouveaux actionnaires pour reprendre LIP.
Le 29 janvier 1974, les représentants du personnel signent les « accords de Dole » qui prévoient la reprise intégrale du personnel, échelonnée sur plusieurs mois, sans réductions de salaires. En échange, les ouvriers restituent les montres volées et un gros chèque, produit de la vente d’une partie du stock.
La grève prend fin le 11 mars 1974.
LIP n’a pas survécu à la crise du Quartz, comme Universal Genève, Movado, et bien d’autres superbes marques horlogères. L’entreprise a été reprise trois fois depuis, avec plus ou moins de réussite.
Cet article est largement inspiré de la bande désinée « LIP des héros ordinaires » de Laurent Galandon et Damien Vidal.
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